L’héroisme de la raison - mémoires de Livio Maitan

Dans sa belle préface à ce livre, Daniel Bensaïd décrit Livio Maitan comme “ l'un des derniers Mohicans ” d'une génération qui a dû lutter sur deux fronts, contre la dictature  du capital et contre le non moins redoutable despotisme bureaucratique stalinien.  Il était de ceux qui avaient besoin d'un “ héroïsme de la raison ”, d'une volonté indomptable, pour résister à l'irrationalité de l'époque. Son livre est à la fois un témoignage sur la IVe Internationale et “ la transmission d'un héritage ” : le marxisme révolutionnaire.

[Livio Maitan Pour une histoire de la Quatrième Internationale - itinéraire d'un communiste critique, Editions La Brèche - IIRE, Paris 2020.]

Heureusement, la IVe Internationale n'a pas d’“ histoire officielle ”. L'ouvrage de Maitan est précieux parce que c’est un témoignage personnel, et que l'auteur n'hésite pas à exprimer ur plusieurs questions ses vues personnelles - qui ne coïncident pas toujours avec les résolutions officielles – ainsi que son opinion sur le rôle de différentes personnalités du mouvement.1

Les Mémoires commencent avec Livio (c'est ainsi que nous, ses amis, l'appelions) qui raconte comment, jeune socialiste, il a adhéré à la IVe Internationale en 1948, après avoir discuté avec Ernest Mandel, et se terminent avec le 14e Congrès mondial de la IVe Internationale en 1995 et la mort d'Ernest Mandel.2 En tant que dirigeant du mouvement, depuis le début des années 1950 jusqu'à sa mort, il évoque les principales activités de la IVe Internationale , les congrès, les débats, toujours dans le contexte des principaux événements historiques, de la guerre de Corée à la chute du mur de Berlin. Comme le décrit Livio, il s'agit d'une histoire de scissions et de réunifications (suivies de nouvelles scissions), d'avancées et de régressions, d'intuitions brillantes et de discussions byzantines, de luttes héroïques et de graves bévues. Mais dans l'ensemble, du moins pour la majorité de ses membres, elle n'a jamais cessé d'être un combat permanent pour l'émancipation internationale des travailleurs.

Comme il est impossible dans cette notice d'aborder tous les congrès de la IVe Internationale, et les actions de ses sections, nous ne traiterons ici que de quelques moments de cette histoire complexe.

Si le deuxième congrès de la IVe Internationale en 1948 a été un pas positif dans la refondation du mouvement, les années 1950 ont été des années de scissions et de ruptures : un grand pas en arrière. Livio reconnaît que la scission internationale de 1953 a été " désastreuse " pour la IVe Internationale : “ nous avons continué à en payer le prix jusqu'au début des années 1970 ”. 

Si son analyse critique des motivations de JP Cannon et du SWP américain en 1953 est assez convaincante, son approche générale de la scission me semble insuffisamment critique à l'égard de la direction de la IVe Internationale , en particulier des positions politiques de Pablo (la brochure La guerre qui vient, 1951) et de son comportement autoritaire à l'égard des opinions minoritaires. Particulièrement surprenant est son quasi silence sur la crise de la section française : la tentative de Pablo d'imposer, au nom de la " discipline internationale ", une ligne d'entrisme dans le Parti communiste français, contre la volonté de la majorité des trotskystes français, a conduit à leur rupture avec la IVe Internationale. Livio mentionne seulement, dans des termes assez sibyllins, que le lien établi par Pablo et la direction de la IVe Internationale entre la perspective de guerre à court terme et l'entrisme, a eu des conséquences négatives : la IVe Internationale a dû en payer le prix fort en termes organisationnels “ par exemple dans le cas français ”. Pour une discussion plus approfondie de cet épisode tragique, la meilleure référence est le livre de Michel Lequenne Le trotskysme sans fard (2005).3

Le procès de Michel Raptis (Pablo) et Sal Santen à Amsterdam en 1960, accusés d'avoir fabriqué des papiers d’identité pour les combattants anticolonialistes algériens, a provoqué un élan de solidarité sans précédent : Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Isaac Deutscher, Maurice Nadeau, Pierre Naville, Claude Bourdet, Laurent Schwarz et Michel Leiris ont soutenu les dirigeants de la FI et ont demandé leur libération. Jamais auparavant la QI n'avait atteint un tel degré de notoriété.

Peu après, la IVe Internationale et le SWP américain commencent à trouver un terrain d'entente, soutenant tous deux la révolution cubaine, qui a pris en 1960 un tournant vers la voie socialiste. Cela conduit au Congrès d'unification, en 1963, au cours duquel la majorité de la IVe Internationale unit ses forces à celles du SWP (désormais sous la direction de Joseph Hansen) et de plusieurs autres organisations. Mais ce congrès est suivi d'autres scissions : Posadas (un personnage souffrant, selon Livio, d’“ auto-exaltation pathologique ”) et ses partisans en Amérique latine, et plus tard, Michel Pablo lui-même, qui a fondé l'Alliance révolutionnaire marxiste. Certains des partisans de Posadas, comme le brillant historien argentin et mexicain Adolfo Gilly, revinrent plus tard à la IVe Internationale, et Raptis, dans ses dernières années, eut la même intention.

Un autre type de scission s'est produit en 1964, lorsque le LSSP, section de la IVe Internationale à Ceylan et l'un des plus grands partis du mouvement trotskiste, rejoignit le gouvernement bourgeois de Mme Bandaranaike ; lorsque la direction de la IVe Internationale a critiqué cette décision, le LSSP romput avec la IVe Internationale. Quelques années plus tard (1971), ce gouvernement, qui comprenait encore des dirigeants du LSSP, a tué des milliers de jeunes insurgés guévaristes du mouvement JVP.

Mai 1968 est bien sûr le point culminant de la IVe Internationale au 20ème siècle. Pour la première fois depuis ses origines, note Livio, la IVe Internationale a pu sortir de son relatif isolement. Et pour la première fois aussi, l'une de ses organisations, la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), a eu un impact réel dans les événements révolutionnaires d’un pays impérialiste (la France). Au cours des années suivantes, le mouvement connaît une croissance sans précédent en Europe occidentale et aux États-Unis.

Livio s'intéresse vivement à l'Amérique latine et effectue plusieurs “ missions ” pour la IVe Internationale sur le continent. Lors d'un voyage en Bolivie en 1964, il décrit une visite aux mineurs trotskystes de Catavi : “ J'étais presque ému aux larmes en voyant, dans la maison d'un camarade, parmi ses quelques livres, une anthologie de Hegel ” : même parmi les travailleurs surexploités de Bolivie, il était possible de trouver “ des héritiers de la philosophie allemande classique ! ”.  Ce commentaire en dit long sur la culture et la sensibilité humaine de Livio.   

J'avoue ne pas être d'accord avec la critique de mon ami Daniel Bensaïd sur la discussion de Livio sur l'Amérique Latine : " Les commentaires sur les controverses concernant la lutte armée en Amérique Latine peuvent paraître incomplets et partiels à beaucoup d'entre nous ".  Au contraire, je trouve ces pages parmi les plus vivantes et les plus intéressantes des Mémoires.  Le projet de Livio sur la lutte armée, présenté au 9e Congrès mondial, a provoqué, comme il l'écrit, “ un moment de grande tension et d'intérêt passionné ”, tant parmi les délégués latino-américains que parmi les autres.4 Il reconnaît que la priorité donnée à la guérilla rurale fut une erreur, mais il explique que c'était le point de vue de nos principales organisations sur le continent, en Bolivie et en Argentine. Il y a quelques pages très émouvantes sur Roberto Santucho, le principal dirigeant du PRT (Parti révolutionnaire des travailleurs), la section argentine de la IVe Internationale jusqu'en 1973, à la fois pour critiquer ses erreurs - l’illusion qu'en quittant la IVe Internationale, il obtiendrait des armes des “ camarades soviétiques ” - et pour rendre hommage à un révolutionnaire intransigeant qui a donné sa vie pour la cause.

Je dois maintenant commenter un chapitre décevant de l'histoire de la IVe Internationale : l’incompréhension de la nature du régime de Pol Pot au Cambodge, qui a commis un génocide sur son propre peupl. Lorsque le Vietnam a envahi le Cambodge (1978), la IVe Internationale a appelé à des “ négociations afin de résoudre les problèmes entre les deux pays ”. Comme le reconnaît Livio, “ notre première réaction a été de minimiser la répression (dans le Cambodge Marxiste-Léniniste) ... Il semblait difficile d'accepter le chiffre de 3 millions de morts ”. La minorité (SWP) a soutenu l‘opération vietnamienne de renversement de Pol Pot, tandis que Mandel s'y est opposé. Les arguments employés par les deux camps étaient (à l'humble avis de ce chroniqueur) byzantins : Mandel estimait que Pol Pot visait la “ destruction de la propriété privée " tandis que Clark du SWP soutenait que les Khmers rouges avaient l'intention de préserver le système capitaliste…. Une discussion purement économiciste, alors qu'un génocide au nom du “ socialisme ” était en train de se dérouler. Livio reconnaît que “ les Khmers rouges ont perpétré l'un des pires massacres du 20ème siècle ”, mais sa critique de la position de la QI à l'époque est très timide...

Faisant le bilan des quatre décennies qui se sont écoulées depuis la fondation de la FI, Livio soulève la difficile question suivante : pourquoi notre mouvement a-t-il échoué, quels que soient les pays, à jouer un rôle dirigeant ? Parmi les raisons : les scissions destructrices, le rôle négatif de dirigeants autoritaires, centralistes, voire " bonapartistes " (la liste des noms est trop longue), les attitudes propagandistes et volontaristes, et, pour certains, une approche dogmatique, exclusivement basée sur l'expérience russe de 1917, et sur des citations de Léon Trotsky. Mais le facteur principal était objectif : la force d'attraction de l'URSS, de la Chine, de Cuba. Le castrisme avait un pouvoir d'attraction particulier sur la gauche radicale, ce qui a conduit à la dernière scission, lorsque le SWP (sous la direction de Jack Barnes) a rompu avec la IVe Internationale  (en 1990), a abandonné le trotskysme et a adopté sans critique la ligne du gouvernement cubain.

Pendant toutes ces années, Ernst Mandel a joué un rôle décisif, en termes intellectuels et politiques, dans l'histoire de la IVe Internationale. Livio lui vouait une grande admiration, tout en critiquant son volontarisme et son optimisme excessif. Il est l'auteur principal de deux documents clés de la QI : “ Dynamique de la révolution mondiale aujourd'hui ” (1963), sur les interconnexions dialectiques entre les révolutions prolétarienne, coloniale et politique, et “ Dictature du prolétariat et démocratie socialiste ” (1979), une déclaration novatrice qui a rencontré une opposition farouche de la part de certaines figures “ orthodoxes ”. 5

Le premier et unique moment où Livio a envisagé de renoncer à ses fonctions de dirigeant de la IVe Internationale a été en 1978, lorsqu'un personnage peu recommandable, le Nicaraguayen (anti-FSLN) Fausto Amador, a été admis, sous la forte pression de la minorité du SWP, au sein de la QI. Un an plus tard, le SWP changeait complètement de politique et soutenait pleinement le gouvernement du FSLN au Nicaragua.6

Le récit de Livio s'achève avec le 14e Congrès de la QI (1995), où il ressent " un lourd air de désenchantement ", fondé sur la " perception de notre affaiblissement ". Quelques mois plus tard, Ernest Mandel meurt, et Livio lui rend le dernier salut lors des funérailles au cimetière du Père Lachaise. Des problèmes de santé l'empêchent de poursuivre ses Mémoires.

Dans son introduction aux éditions française et anglaise, Penelope Duggan, membre clé de la direction actuelle de la IVe Internationale, décrit brièvement les événements survenus après 1995 et les congrès suivants de IVe Internationale, où un nombre croissant de pays étaient représentés. L'histoire de la IVe Internationale se poursuit et sa présence dans le monde est aujourd'hui plus importante que par le passé. Comme le chantaient les jeunes rebelles en mai 68, “ ce n'est qu'un début, continuons le combat ! ”.

Janvier 2020

Traduit par J-CV pour fourth.international

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  • 1Au début de la rédaction du livre, Livio a discuté avec moi du plan général. J'ai fait quelques suggestions modestes, dont il a tenu compte.
  • 2Le livre traite de son expérience en tant que dirigeant de la Quatrième Internationale. L'auteur ne dit rien de ses engagements politiques avant 1947.
  • 3Lequenne a quitté la QI avec la majorité française, mais il entra rapidement en conflit avec Pierre Lambert, dont il considérait l'orientation comme profondément négative. Il devient marxiste indépendant et revint quelques années plus tard à la QI.
  • 4Livio note que parmi les latino-américains il y avait un délégué (nom non mentionné dans le livre) du Partido Operario Comunista (POC) du Brésil, qui était en train d'adhérer à la QI. Ce délégué était l'auteur de la présente récension... Le POC, après l'assassinat en 1971, sous la torture, d'un de ses jeunes dirigeants, Luis Eduardo Merlino, a pratiquement disparu.
  • 5Nahuel Moreno publia, sous le pseudonyme excentrique de " Darioush Karim ", un violent pamphlet contre Mandel, sous le titre La dictature révolutionnaire du prolétariat (1979) : dans une sorte de caricature du communisme de guerre civile en URSS, il affirme que la démocratie n'est admissible "que pour le prolétariat industriel et les ouvriers révolutionnaires ".
  • 6En 1978, j'ai été envoyé par la FI au Costa Rica, où vivait Fausto Amador, pour enquêter sur son cas. Il prétendait critiquer le FSLN d'un point de vue " trotskiste ". Mais quelques années auparavant, il avait accepté un poste mineur à l'ambassade (somoziste !) du Nicaragua à Bruxelles. Je lui ai demandé pourquoi il avait accepté un poste aussi honteux, et sa réponse a été : pas pour des raisons politiques, seulement parce que c'était le seul moyen pour mon père (un ami de Somoza) de m'envoyer une voiture en Belgique sans payer d'impôts... Dans mon rapport, j'avais fortement conseillé de ne pas admettre Amador au sein de l'IF. Livio considérant son admission comme "une page sombre de l'histoire de notre mouvement".

Michael Löwy